Économie des transports • Monopole naturel
➤ À retenir : Justification du monopole – Dangers du monopole – Aux origines du monopole naturel
➤ Voir aussi : Rendements croissants ou décroissants – Concurrence – Libéralisation – Service public – Nationalisation
Qu’est-ce qui justifie le monopole ?
Les trois cas de figure les plus rencontrés en matière de monopole sont :
- le monopole résultant d’une ou des avancées technologiques ;
- le monopole naturel dû à des coûts de production élevés ;
- et le monopole d’État.
Le monopole résultant d’une ou des avancées technologiques est notamment le cas des entreprises qui protègent leur innovations via l’obtention de brevets ou copyright. C’est aussi le cas de celles qui ont pu s’étendre à un tel niveau – par exemple mondial -, qu’il n’y a pas ou peu de concurrents. Clairement, on peut affirmer que les États-Unis disposent d’un monopole technologique via les GAFAM, toutes nées et créées sur le continent américain. Á contrario l’Europe a vu fondre son monopole en matière ferroviaire au fil du temps puisque d’autres pays du monde vendent et construisent des chemins de fer, notamment la Chine.
Le monopole naturel renvoie aux coûts de production, qui ne peuvent s’amortir qu’avec le temps. On parle alors de rendements croissants : plus la quantité produite augmente, au plus les coûts de production diminuent. C’est ce qu’on appelle des économies d’échelle. Cela est d’une importance cruciale s’agissant du ferroviaire, nous le verrons plus loin. En France, le régulateur (ART) définit cette situation dans la plupart des industries de réseau qui nécessitent des investissements lourds en infrastructure (soit des coûts fixes importants), de sorte qu’il est plus avantageux de ne pas dupliquer l’infrastructure et de confier l’intégralité de la production à une seule entreprise.
Le monopole d’État est un droit exclusif de produire un bien ou de livrer un service. On parle alors de monopole public ou de monopole légal. Il s’agit bien entendu des secteurs régaliens (Justice, Défense, Enseignement, Police, Pensions…) mais aussi de certaines industries de service et/ou de réseau considérées comme essentielles à la nation, comme la poste, l’eau, le gaz, l’électricité, les routes ou encore… le chemin de fer. Où mettre le curseur entre ce qui relève d’un monopole ou de ce qui ne l’est pas est un exercice politique difficile qui diffère d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre.
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Les éventuels dangers du monopole
Les quatre dangers les plus rencontrés en matière de monopole sont :
- une situation de pouvoir excessif sans réels moyens de contrôle ;
- une situation où beaucoup d’énergie sera consacrée à défendre une rente dans un contexte de corporatisme et de rejet de l’innovation ;
- une fixation des prix ou d’activités pouvant exclure certains segments de la population ;
- les consommateurs paieraient plus cher pour un même produit, ce qui est constitutif de la rente de monopole stricto sensu. Cela semble avoir été vérifié sur le segment des trains grande ligne.
Les deux premiers points se rejoignent souvent, car le corporatisme est un lieu clos où sont érigées des règles que l’on entend pas modifier au fil du temps. La puissance des corporations renvoient à l’histoire de celles-ci au temps de leur splendeur. Cette puissance était jadis susceptible de tenir tête à une autorité royale ou impériale. C’est un peu le cas aujourd’hui des GAFAM, que les états du monde ont le plus grand mal à encadrer.
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Comment réguler ?
Une solution est que l’État reprenne la main sur ces monopoles mais sur base d’un contrat : l’activité en monopole est surveillée jusqu’à l’étage parlementaire, en spécifiant quels services et à quels prix ceux-ci doivent être fournis. Une compensation est allouée dans le cas où on se situe en dessous du prix de revient. L’État exige un certain niveau de service et de qualité obligeant l’offreur en monopole à intégrer l’innovation, même si celle-ci induit de revoir des coutumes de travail. Le contrat permet ainsi de couvrir tous les dangers de contrôle, de prix excessifs, d’exclusion et de manque d’innovation. Nous y reviendrons par ailleurs.
Aux origines du monopole naturel
Á ses origines, les performances du chemin de fer lui ont rapidement donné un rôle omniprésent reléguant les autres modes de transport à des places marginales. Dès cet instant, le transport ferroviaire constitua un monopole modal et un quasi-monopole intermodal (Coulier, 2004). Ce monopole – pouvant bousculer l’autorité de l’État -, entraîna une intervention des pouvoirs publics. Cela se concrétisa par des mesures visant conjointement à promouvoir le développement du chemin de fer et à protéger la collectivité de certains abus. Mais qu’en était-il de la doctrine ?
Depuis l’introduction du terme “monopole naturel” par T. Malthus en 1815, ce concept a été défini de différentes manières par plusieurs auteurs. Cependant, au niveau chronologique, la mise en place des premières compagnies de chemin de fer s’était déroulée avant l’apparition des grandes théories économiques conceptualisant l’organisation des industries de réseau. L’économiste britannique John Stuart Mill évoque cependant déjà en 1838 que « dans le cas des chemins de fer, par exemple, personne ne peut désirer de voir l’énorme dépense de capital et de terrain (sans parler d’une augmentation des inconvénients) absorbés dans la construction d’un second chemin de fer, qui devra relier des localités déjà mises en communication par le chemin qui existe » (Coulier, 2004).
En France, entre les années 1830 et 1870, la doctrine économique n’était convoquée qu’à la tribune de l’Assemblée nationale, mais en des termes assez généraux. Les députés s’opposaient alors sur la question de savoir quelle place devait être laissée à la puissance publique dans la construction des lignes de chemin de fer. L’Etat devait-il autoriser des concessions pour des lignes ayant des tracés parallèles ? Cette question revenait fréquemment à la tribune (Pérennes, 2014).
Le rail – ou à tout le moins le réseau ferroviaire -, devenait un monopole naturel en ce qu’il désignait la configuration optimale du marché et parce que c’est vers cette configuration que les lois du marché l’emmenèrent « naturellement ». Dans cinq articles du « Dictionnaire de l’économie politique » de Charles Coquelin en 1852-1853, l’ingénieur économiste Jules Dupuit développait l’idée qu’il existe un « monopole de fait » dans l’industrie des chemins de fer. Plus tard, Léon Walras s’intéressa également à la question par le biais de son article de 1875 « L’État et les chemins de fer », dans lequel il préconisait une intervention de l’Etat en tant que monopole naturel, mais aussi un « monopole moral », désignant par-là que les chemins de fer participaient à la défense de la nation, à l’unité nationale et au développement économique (Perennes, 2014).
Au milieu des années 1870, l’idée avait émergé en France que la concurrence intramodale n’était pas souhaitable dans ce secteur, et que seule la concurrence d’autres modes permet de réguler cette industrie. L’Etat devait donc contrôler la construction des lignes de chemin de fer ainsi qu’aider financièrement les compagnies à construire des lignes et, lorsque celles-ci rencontrent des difficultés conjoncturelles dans leur exploitation, contrôler les tarifs (Perennes, 2014).
Cela mena, en ce début de XXème siècle ravagé par une première guerre destructrice, à envisager une nationalisation des compagnies survivantes (6 en France, 4 en Grande-Bretagne). Fait intéressant : en 1919 en France, le socialiste Albert Thomas fît référence à la théorie du monopole naturel pour sa proposition de loi justifiant la nationalisation. Louis Loucheur (1920) puis Jules Moch (1931) déposèrent des propositions similaires (Perennes, 2014).
Après les nationalisations de toutes les secteurs ferroviaires d’Europe (le Luxembourg ferme la marche en 1948), l’idée de monopole naturel et des économies d’échelle des industries de réseau fit l’objet d’études très diversifiées. Dans la seconde moitié du XXème siècle, on se rend compte que chaque système ferroviaire présente des particularités propres selon des critères tels que les données physiques et géographiques des zones traversées et que partant, les effets de réseaux sont également très divergents selon les cas, en fonction notamment de l’importance industrielle et démographique des différentes régions.
Entre 1937 et les années 1980, la doctrine économique majoritaire en France conçoit l’industrie ferroviaire comme un monopole naturel verticalement intégré. Cette vision est conforme à la situation juridique et factuelle en France et, disons-le aussi, à la doctrine française du rôle de l’État. De son côté, l’américain Keeler (1974), qui se référait à diverses entreprises ferroviaires américaines, concluait que la plupart des opérateurs avaient des réserves de capacités. Ceci amenait Keeler à accréditer l’idée selon laquelle le transport ferroviaire serait un monopole naturel. Toutefois, explique Coulier (2004), dupliquer ces résultats au cas de l’Europe posait une question de méthodologie. Et les réflexions théoriques continuent de s’enrichir d’autres critiques.
Contestations
C’est l’américain Harold Demsetz, professeur d’économie et l’un des fondateurs du domaine de l’économie de gestion, qui introduisit en 1968 l’idée que concurrence et monopole naturel pouvaient dans certains cas être compatibles. Pour réintroduire de la concurrence dans une industrie caractérisée par des économies d’échelle, il suffisait que les pouvoirs publics organisent des appels d’offres pour la fourniture exclusive du service. Autrement dit, – selon cette nouvelle théorie -, il avait été constaté que, en vertu du modèle réglementaire adopté, il était possible d’adopter un régime concurrentiel à certaines activités d’un secteur conçu à la base comme étant un monopole naturel. L’idée était qu’une réglementation ad-hoc permettrait d’identifier les segments du marché qui, auparavant masqués par la notion de monopole naturel -, pouvaient être mis en concurrence via un appel d’offre.
Selon cette théorie, de tels appels d’offres permettraient d’obtenir des prix à la baisse par rapport à une industrie en monopole qui préférerait garder les prix hauts. Demsetz sera suivi par d’autres critiques du monopole naturel, comme William Baumol dans les années 1980, lequel procéda à une redéfinition des limites du monopole naturel.
Qui se fonde sur quoi ?
Comme l’a fort bien formuler Patricia Perennes (2014), une lecture historique – à considérer sur le calendrier ferroviaire-, montre que le cadre de réflexion aux théories économiques dominantes n’est pas la même selon les époques et les écoles de pensée. Au tout début de la période, ce sont les routes et les canaux qui servent de bases de comparaison pour comprendre le fonctionnement du rail. Ensuite, c’est le rail qui sert de cadre aux économistes lorsqu’ils développent le concept de monopole naturel. Pour les économistes de l’école de Chicago, c’est l’industrie électrique et gazière qui est le plus souvent convoquée à l’appui de leur théorie. Enfin, pour la Commission, c’est l’industrie des télécoms qui sert de modèle pour promouvoir la pertinence de son schéma institutionnel.
Par ailleurs, l’idée de monopole naturel reste encore de nos jours une argumentation utilisée dans les débats tournant autour des notions de service public et, par extension, de celle de concurrence.
Toujours est-il que la Commission aura une oreille attentive à l’idée de Demsetz (et d’autres) d’organiser des appels d’offres pour la fourniture de services ferroviaires, comme cela se fait dans le transport public urbain. C’est en effet la règle depuis fin décembre 2023, et l’appel d’offre est dorénavant obligatoire pour les services conventionnés. Il a fallu tout de même quatre paquets législatifs et près de trente années pour y arriver.
De monopole naturel, il ne reste donc aujourd’hui que les réseaux ferroviaires. La totalité des pays d’Europe l’ont logé dans une structure spécifique, soit sous forme d’entité indépendante ou de filiale d’un groupe ferroviaire, soit sous forme d’une administration. La liste complète se trouve à ce lien. Ces réseaux ont pour mission actuelle d’accueillir tous les opérateurs, et pas seulement l’entreprise historique. 🟧
Á lire pour davantage de détails :
2004 – Julien Coulier – La libéralisation dans le transport ferroviaire en Europe
2014 – Patricia Perennes – Les économistes et le secteur ferroviaire : deux siècles d’influence réciproque
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