Libéralisation

Contexte institutionnel • Libéralisation

Définition succinte: La libéralisation est un processus législatif qui consiste à ouvrir partiellement ou en totalité un secteur habituellement protégé par le monopole ou le contingentement de fourniture de service. La libéralisation élargit les droits et les libertés dans le but de faire entrer plusieurs offreurs de service plutôt qu’un seul. Dans le cas ferroviaire, la libéralisation a grosso modo débuté à la fin des années 1970 aux États-Unis et dans les années 1990 en Europe.

➤ À retenir : Étendre le marchéPaquets ferroviairesÀ qui profite la libéralisation ? – L’industrieQuels résultats ?

➤ Voir aussi : Rendements croissants ou décroissants – Concurrence – Service public – Nationalisation – Monopole naturel

En résumé

La libéralisation de l’ensemble du secteur ferroviaire a coûté quelques 30 années et quatre paquets législatifs au niveau européen. L’enjeu était – et reste -, selon ceux qui ont signé cette politique :

  • de ne plus simplement renflouer les déficits sans demander de contrepartie ;
  • de faire du chemin de fer un transport durable au niveau financier ;
  • de voir quels sont les trains qui pourraient (sur)vivre sans subsides ;
  • d’ouvrir le secteur ferroviaire à d’autres idées et à d’autres sources de financement.

Tout cela a conduit principalement à encadrer la politique ferroviaire à l’aide de contrats, de manière séparée en découpant le système en quatre secteurs qui ont leur vie propre :

  • infrastructure ;
  • service de trains locaux et régionaux ;
  • service de trains grande ligne ;
  • service de fret ferroviaire.

Dans les détails

La libéralisation des services en Europe est un sujet qui agite depuis longtemps les milieux politiques et les facultés de Sciences-Po. Divers auteurs voient un tournant dans les années 80-90 avec l’expansion mondiale d’une nouvelle école de pensée qui prônait de replacer l’État dans un rôle plus restrictif, moins gestionnaire, de certains secteurs publics. Il s’agissait de démontrer qu’un management plus proche de l’entreprise privée fournirait davantage d’efficacité qu’une administration marinée par la politique.

À l’inverse, cette libéralisation a été vécue comme une menace par une moitié de l’échiquier politique et social car cela remettait en cause 40 années de social-démocratie et de keynésianisme d’après-guerre avec ses acquis sociaux et l’interventionnisme pondéré de l’État (qui a pourtant conduit à désinvestir dans le rail…).

Contrairement à ce qui est parfois énoncé, le célèbre économiste Keynes ne préconisait pas aux pouvoirs publics de mener une politique économique active en toutes circonstances. Il estimait notamment que les comptes budgétaires devaient être équilibrés sur le long terme (politique des finances publiques). En revanche, il soutenait l’idée d’une intervention conjoncturelle pour stimuler davantage l’investissement.

La littérature sur ce thème ramène souvent aux Trente Glorieuses et a un passé marqué par la reconstruction de l’Europe, du moins jusqu’au début des années 70, lesquelles sifflèrent la fin de cette époque. Or notre époque actuelle diffère fondamentalement des 25 années qui ont suivi la dernière guerre mondiale.

En revanche, certains principes fondamentaux en économie, défrichés au XIXème siècle ou dans les années 1920 sont toujours d’actualité.

Besoin d’expansion
Déjà en son temps, Marx avait découvert que le progrès technologique était une des composantes vitales du capitalisme. L’entreprise doit innover, inventer, expérimenter pour survivre. Il n’y a pas de capitalisme sans mouvement, sans accumulation, disait-on déjà. Plus tard, Keynes (parlant ici à propos de l’épargne), écrivit que « si l’esprit d’entreprise est vaillant, la richesse s’accumule quelle que soit la tendance de l’épargne ; si l’esprit d’entreprise s’assoupit, la richesse décline quoi que fasse l’épargne ».

Ces constats différemment datés sont toujours d’actualité. Que ce soit au niveau des opérateurs ferroviaires ou des fournisseurs industriels, rester dans le pré carré national signifiait une lente agonie. Ne plus innover, c’était prendre le risque de se faire dépasser par d’autres, y compris par d’autres transports. Et c’est grosso modo ce qui s’est passé. Le rail a décliné et s’est largement fait distancé par la route et l’aviation, quand l’industrie a fondu pour n’en retenir aujourd’hui que quelques grands groupes.

Il s’agissait aussi, pour le capital, de rechercher de nouveaux champs de valorisation en investissant dans des secteurs desquels il était traditionnellement écarté. Le rail en faisait curieusement partie…

Le constat de Marx et Keynes s’applique bien aux opérateurs ferroviaires historiques. La totalité de ces transporteurs sont en mode survie et dépendent entièrement du bon vouloir de la tutelle publique, entendez le Ministère des Finances et… les échéances électorales.

Ce bon vouloir fait l’objet de joutes idéologiques permanentes, entre ceux qui ne regardent que la hauteur de la dette publique (qui risque disent-ils d’écraser les générations futures), et ceux qui proclament au contraire que l’argent « est disponible partout », notamment via l’outil fiscal (ce qui, disent-ils, épargnerait les générations futures). Mais aussi entre la question de savoir si le secteur ferroviaire est un secteur marchand ou non.

Le manque d’argent et la volonté d’expansion a conduit certaines directions ferroviaires (visionnaires ?) à passer les frontières, et aller chercher d’autres sources de revenus. On oublie trop souvent que certains opérateurs étatiques n’étaient pas opposés aux frontières ouvertes, pour autant que cela apporte une plus-value à leurs activités…

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Harmonisation et règles de commerce

Cette expansion, dans le domaine ferroviaire, suppose cependant deux conditions indispensables :

  • D’une part du matériel roulant le plus harmonisé possible avec le réseau voisin, du fait de la grande hétérogénéité technique des réseaux ;
  • D’autre part l’obtention d’une base légale pour passer les frontières et opérer à l’étranger en solo.

La première condition fut partiellement remplie avec les règles techniques de l’UIC puis, plus tard, par du matériel roulant davantage standardisé (locomotives Traxx, Vectron, rames Coradia, Desiro,…).

La seconde condition a été remplie – non sans mal -, par l’adoption des directives européennes dans le droit national, lesquelles autorisent maintenant tout opérateur – quel qu’il soit -, à opérer partout en Europe selon un certain nombre de règles. En gros, les textes européens se résument comme suit :

  • 2001 : le 1er paquet vise à définir les fonctions essentielles du gestionnaire d’infrastructure et à prévoir l’ouverture à la concurrence du fret international.
  • 2004 : le 2e paquet pose les jalons de la libéralisation : le 1er janvier 2006 pour le fret international, le 1er janvier 2007 pour le fret national.
  • 2007 : le 3e paquet met en place l’ouverture à la concurrence du transport international de voyageurs, en intégrant le cabotage.
  • 2013 : le 4e paquet vise à mettre en place un espace ferroviaire unique européen. C’était la dernière étape de la libéralisation du marché ferroviaire. Le 14 décembre 2016, le Parlement européen a adopté le volet « marché » relatif à l’ouverture à la concurrence des marchés nationaux et à la gouvernance des acteurs du système ferroviaire.

Si certains ont vu cela comme une menace, d’autres en ont tiré une opportunité. Les États membres n’ont pas toujours été très rigoureux dans la transposition des paquets ferroviaires. Ainsi par exemple la Commission a dû adresser le 26 juin 2008 des lettres de mise en demeure à vingt-quatre États membres pour non transposition ou transposition incorrecte du premier paquet ferroviaire, datant de 2001…

Par la suite, la plupart des États se sont engagés avec plus ou moins d’ardeur dans la libéralisation qui est, de fait, plus ou moins poussée.

La situation actuelle
Le délais d’octroi d’une attribution directe sans appel d’offre, autorisé jusque fin décembre 2023, a été maintenant largement dépassé. Les petits pays comme la Belgique ou le Danemark, ainsi que plusieurs régions de France, ont de justesse attribué les dix années autorisées directement à l’opérateur historique. Dorénavant, s’agissant des contrats de service public, tout doit passer par appel d’offre obligatoire, mais on ne doute pas que d’ici 2032/2033, cette disposition très sensible du quatrième paquet ferroviaire soit confrontée à de nombreuses exceptions, voire même des contestations.

Le fret ferroviaire est celui qui souffre le moins d’ambiguïté quant à la politique de libéralisation, bien qu’il y eu ces derniers temps des enquêtes à des degrés divers pour aides d’Etat illégales (Roumanie, Allemagne, France).

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À qui profite la libéralisation ?

Globalement tout le monde : le secteur ferroviaire lui-même, l’industrie et… l’État.

Le secteur ferroviaire
Paradoxalement, les directions du secteur ferroviaire étaient demandeuses de sectoriser les différentes composantes du rail, car ces secteurs n’ont pas les mêmes vies ni le même business. Cette option recevait – et reçoit encore toujours -, une farouche opposition de la base cheminote, mais elle est aujourd’hui un fait établi.

Il s’agissait aussi de cadrer plus strictement les missions et de clarifier qui reçoit des subsides, et qui peut vivre sans. En cela, le secteur ferroviaire renvoie une partie de la responsabilité de la politique ferroviaire à l’échelon étatique : si on ferme une ligne ou une gare, si on n’investi pas, c’est la faute du ministre…

L’architecture actuelle du secteur ferroviaire se décline comme suit :

Le secteur ferroviaire en un seul schéma (composition Mediarail.be)

Dans ce schéma, il devenait clair que deux segments (entourés de bleu) n’ont pas la capacité de survivre sans subsides complets : l’infrastructure et les services voyageurs locaux et régionaux. Les recettes de ces deux secteurs ne suffisent en effet pas à couvrir leurs coûts.

Il en va différemment des deux autres secteurs (entouré de jaune), le trafic voyageurs grande ligne et le fret ferroviaire. Ces deux secteurs sont supposés, dans un cadre marchand, pouvoir couvrir complètement leurs coûts de production en adoptant une tarification de marché.

Au final, la libéralisation profite à tous ces secteurs mais de manière différenciée :

  • Le gestionnaire d’infrastructure est libre de choisir sa politique de maintenance avec de la sous-traitance ou non, avec le choix dans l’embauche de son personnel, etc ;
  • Une autorité de tutelle, nationale ou régionale, peut choisir l’opérateur de son choix pour les services voyageurs locaux et régionaux sous concession. Il pouvait poursuivre avec l’opérateur historique si cela lui convenait (cette disposition ne sera plus possible en 2032) ;
  • N’importe quel opérateur peut aussi exploiter des trafics en libre-service. Une autorité de tutelle nationale peut cependant choisir le/les opérateur(s) de son choix pour des services grande ligne. Il pouvait poursuivre avec l’opérateur historique si cela lui convenait (cette disposition ne sera plus possible en 2032) ;
  • N’importe quel opérateur de fret ferroviaire peut exploiter des trafics en libre-service. Une autorité nationale peut cependant poursuivre une politique d’aide encadrée de certains segments du fret ferroviaire (songeons au wagon isolé).

Le secteur ferroviaire public, pour peu qu’il ait bien appréhendé ce nouveau monde, s’en tire souvent à bon compte. La SNCF domine dans le Benelux avec Eurostar, en Suisse avec Lyria et ailleurs avec Keolis dans le domaine régional, quand le groupe italien FS occupe le terrain de la grande vitesse dans 4 pays européens (Italie, France, Espagne et Grande-Bretagne). DB Cargo a des ramifications dans de nombreux pays. Le secteur ferroviaire public a clairement adopté une politique d’expansion susceptible de lui ramené davantage de revenus. Ce qui ne signifie pas qu’au niveau national, les subsides aient disparus, loin s’en faut…

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L’industrie
Elle rejoint tant Marx que Keynes dans leurs constats respectifs. Elle était fortement demandeuse des frontières ouvertes. En relisant 30 années d’interviews de CEO des grands constructeurs, une complainte revenait souvent : le stop and go des commandes publiques est une horreur pour les finances de ces firmes. L’industrie ferroviaire demandait – et demande toujours -, des carnets remplis en continu, chose impossible à satisfaire quand on n’a qu’un seul client étatique et que le vrai donneur d’ordre est le ministère des Finances…

Liberalisation

Il y a eu aussi un retournement de situation majeur, quand les constructeurs sont passés de simples exécutants à fournisseurs de solutions. Ils étaient pour cela demandeurs de deux conditions essentielles :

  • D’une part par l’ouverture des frontières au niveau économique et réglementaire ;
  • D’autre part une facilitation des mouvements financiers permettant le crédit, l’investissement et l’innovation.

La première condition a permis l’expansion pour racheter les plus petites industries, dont certaines étaient en perdition. Des regroupements qui ont permis de créer de l’innovation par la création de stratégies industrielles sous forme de plateformes. Lesquelles permettent de répondre aux offres diverses et d’obtenir des commandes plus régulières car on s’adresse désormais à des opérateurs multiples un peu partout en Europe.

Les locomotives TRAXX (Alstom) ou Vectron (photo – Siemens), par exemple, sont représentatives d’une machine multi tension vendable dans toute l’Europe. Cette faculté permet de faire fi des stop and go des entreprises nationales : si on vend pas à l’un, on vendra à l’autre.

La seconde condition a bénéficié à la fois aux industries et aux nouveaux opérateurs, qui n’avaient rien sous la main pour commencer leurs services. La création de tout un écosystème de firmes de leasing, de contrats incluant la maintenance, d’ateliers de transformation et de crédits pour obtenir du matériel roulant a permis de lancer des services et, pour certaines, de montrer une autre façon de faire du train.

Paradoxalement, le leasing a aussi intéressé certains opérateurs historiques quand il y a un manque temporaire de matériel roulant.

En matière d’innovation et de marché, le salon InnoTrans de Berlin, par exemple, avec 2.800 exposants, démontre clairement ce que Marx avait découvert : le progrès technologique – l’innovation -, était une des composantes vitales du capitalisme. Et confirme bien ce que Keynes avait perçu : si l’esprit d’entreprise est vaillant, la richesse s’accumule. On peut dire que la visite d’un tel salon ne risque pas de décevoir, tant l’innovation y est présente à chaque m².

L’État
La gestion par contrats est devenue une règle très commode qui permet de cadrer les missions ferroviaires et de prévoir les déficits, un argument de poids face aux puissants ministères des finances.

Le fait d’avoir le choix met en concurrence les opérateurs candidats. Cela permet de faire jouer les prix et la qualité, en fournissant des services un peu moins cher au kilomètre, ou davantage de trains pour le même prix, ce qui intéresse évidemment l’État.

Les services librement organisés (SLO ou open access en anglais) sont aussi prisés car ce sont des subsides en moins à fournir, ce qui arrange encore l’État, même si des aides ponctuelles doivent survenir. Au final, le gain principal pour l’État est l’encadrement plus strict des subsides et des aides, là où c’est nécessaire. Or on sait à quel point ces ministères sont réticents envers le rail, source selon eux de grosses dépenses pour, disent-ils, peu d’apport à la société…

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Où en est le rail dans les chiffres transport ?

Ils sont mitigés. La libéralisation avait pour mission de booster le secteur ferroviaire et de reprendre des usagers à la route et à l’aviation, mais cela n’arriva pas autant qu’on ne l’aurait espérer. Si globalement la libéralisation a refaçonné le secteur ferroviaire en lui donnant davantage de souffle et d’opportunités, la part modale a peu évolué. Car à côté, route et aviation ont aussi augmenté leur marché, maintenant le train autour des 6 à 10% de parts de marché en service voyageurs, entre 15 et 20% pour le fret. Des chiffres qui, parfois, diffèrent d’un pays à l’autre.


S’il fallait transposer ce schéma en indice, cela donnerait la figure suivante (100 = 1996) :


On remarque que sur 20 années, le mode routier progresse encore de 21%, malgré une belle progression du rail autour des 29% sur la même période. Dans le même temps, l’aviation progresse de 94%, soit un quasi doublement. C’est la rapide libéralisation de ce secteur qui a permis un tel développement.

Pris globalement dans le schéma ci-dessous, on voit que la part modale de tous les transports n’a pas fondamentalement bougé, à l’exception notable de l’aérien, qui passe de 6,8 à 10,5%. Le rail obtient une petite hausse d’à peine 0,2% :


Et sinon ?
Au niveau des entreprises historiques, la libéralisation a forcé le découpage en secteurs et à fournir un management moderne, étape obligatoire pour mieux justifier l’utilisation des deniers publics, qui faisait l’objet de grandes critiques dans les décennies précédentes.

Au niveau de l’État, l’encadrement plus strict des subsides n’a pas signifié une baisse de ceux-ci mais une meilleure utilisation de ceux-ci (qualité de service, volume de trains,…). Cet encadrement permet aussi aux différentes tutelles de justifier leurs dépenses ferroviaires vis-à-vis du ministère des finances de chaque pays.

Ces approches financières irritent les cercles qui promeuvent le retrait de l’économie derrière l’approche politique. Il est vrai que Marx croyait fermement que le capitalisme – celui de son époque -, finirait un jour par s’effondrer de lui-même. Il doit être démenti puisque – outre une industrie toujours bien vivante et en éternelle recomposition -, ce sont certains grands opérateurs étatiques qui profitent le plus de la libéralisation ferroviaire, en propre ou par filiales interposées. Peut-être que Keynes est celui qui avait vu le plus juste ? 🟧

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